« Il faut cracher dans la soupe »
Notes sur la lutte des classes au début du vingt-et-unième siècle
« Il faut se défendre de deux sortes de folies également redoutables : l’idée que l’on peut tout faire, et l’idée que l’on ne peut rien faire ».
André Brink, écrivain et résistant sud-africain.
Après près de trois mois d’opposition persistante au « projet de loi-travail », il n’est pas inutile de se demander où nous en sommes, et où nous pourrions aller.
Depuis au moins vingt ans ce genre de réformes se succèdent en France et ailleurs avec des cibles différentes, mais allant toutes dans la même direction. Et depuis vingt ans des mouvements sociaux tentent de s’y opposer avec parfois des victoires de circonstance, mais sans jamais parvenir à ralentir le mouvement général de régression, sans jamais réussir à constituer un rapport de force durable contre l’oligarchie économico-étatique au pouvoir.
Le scénario est chaque fois un peu différent, mais il contient malheureusement des constantes qui nous mènent vers les même défaites.
Du nouveau
Ces derniers mois ont vu apparaître des choses nouvelles et heureuses. Avant tout bien sûr, avec « Nuit debout », la pratique régulière des occupations de places, avec les assemblées générales à des centaines ou des milliers, les discussions permanentes plus ou moins formelles, les tentatives de « convergences des luttes » par la base, les multiples formes d’interventions directes (blocages, manifs spontanées, etc.). Après les États-Unis, La Grèce, L’Espagne, des gens, en nombre important (bien que très minoritaires dans la passivité générale) redécouvrent les vertus oubliées de la rencontre en chair et en os, dans la rue, de parler sérieusement à des inconnus ; une ébauche de la seule démocratie authentique, d’une vrai vie politique ; et déjà le plaisir d’échapper un peu à l’isolement et à l’insignifiance générale.
L’atmosphère des grandes manifs syndicales semble aussi souvent plus intéressante qu’à l’ordinaire ; à l’avant des sonos assourdissantes et des banderoles et chars routiniers qui forment comme toujours l’essentiel des cortèges, on voit maintenant des milliers de personnes, de tous âges, avec ou non des badges syndicaux, mais qui préfèrent visiblement être là, dans l’atmosphère d’une foule « inorganisée » – c’est à dire non enrégimentée – plutôt que sous la houlette syndicale.
L’avant, c’est aussi là que se situent les petites bandes les plus agitées et offensives (avec pas mal de graffitis plus ou moins inspirés et un peu de casse, essentiellement symbolique – beaucoup de panneaux publicitaires, etc.).
Il n’est pas vrai que nous serions « tous des casseurs » comme le proclament certains tracts, et comme paraît-il l’on crié certaines foules pour contrer les tentatives policières d’isoler les plus énervés. Et il n’est pas vrai non plus que la majorité de ces « cortèges inorganisés » approuvent nécessairement ces casses ou les trouvent très utiles.
Et ils ont raison : ces petites violences en marge des manifs sont essentiellement de la « radicalité de substitution » : ce sont des actions symboliques (et tout à fait négligeables en face de la violence permanente de notre organisation sociale, comme de son monstrueux gâchis : 1 milliard d’euros pour organiser l’Euro de football).
Comme on ne voit pas comment être effectivement offensif et radical, comment réaliser une rupture qui porte sur le fond de la lutte, qui a un poids et des conséquences, bref comment avancer dans le conflit ; alors certains se rabattent sur la radicalité formelle, sur une rupture dans l’apparence (ce qui ne veut pas dire bien sûr que cela ne demande pas du courage et que ce n’est pas assez dangereux).
En tout cas à chaque manif des milliers de gens ordinaires, pas particulièrement militants de ci ou cà, préfèrent visiblement à l’assommoir syndical la proximité des « casseurs » et l’atmosphère suffocante des gaz lacrymos. Il est étonnant de voir ces gens de toutes sortes qui ont appris au bout de quelques temps à s’équiper de masque, lunettes, sérum physiologique, etc., pour pouvoir se protéger un peu des dernières armes de la police.
Relevons au passage – mais même les médias l’on dit – que la violence policière comme l’arbitraire juridique ont encore franchi un nouveau seuil face à ce mouvement.
Il est vraisemblable que toutes ces relatives nouveautés ont parties liées avec l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes, avec le soutien important que la ZAD a rencontré dans tout le pays, avec un début d’essaimage de ses pratiques d’occupation et de confrontation, de démocratie directe et d’alliance, de lien fécond entre expérimentation dans la vie quotidienne et lutte politique. On dirait, il faut l’espérer en tout cas, que des leçons on été tirées de l’expérience des dernières années par une partie de la population, et plus seulement par la police.
Voilà ce qu’il y a de nouveau. Mais maintenant, qu’y a-t- il dans ce mouvement qui n’est pas nouveau, que nous héritons des défaites des vingt dernières années, et qui risque de préparer notre prochaine défaite ?
Un mouvement qui reste défensif est condamné à la défaite
Il ne fait aucun doute que la loi El Khomery va « dans le sens de l’histoire ». Et pour cause : aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre, l’histoire, c’est l’oligarchie qui la fait, ce sont les bureaucraties interchangeables à la tête de l’État et des grandes entreprises.
C’est bien parce que ce mouvement de liquidation générale semble irrésistible que personne n’ose lui opposer un projet positif, que la lutte se cantonne à une défense provisoire du statu quo, bref s’avoue vaincue d’avance (si la loi était abandonnée – ce qui serait bien sûr une victoire importante, un encouragement pour continuer – ils commenceraient le lendemain à nous préparer une loi de substitution).
On a pu entendre qu’il fallait combattre « la loi El Khomery et son monde ». Mais pour que cela soit autre chose qu’un slogan de plus, encore faut-il dire exactement quel est le monde dont il s’agit – et aussi bien donc quel monde on veut.
Dénoncer le capitalisme n’est pas en soi beaucoup plus précis, ni suffisant. Quant à critiquer l’État, il faut bien noter qu’une fois de plus pas grand-monde ne le fait.
Ce mouvement expérimente des formes d’action offensives – et parmi elles les assemblées et la discussion libre – mais ce qui est aussi important, et qui lui manque presque absolument, comme à ses prédécesseurs, c’est un contenu offensif.
Là où nous en sommes, dans l’état où se trouve notre société globale, notre civilisation mondialisée ; avec ses catastrophes multiples (pas seulement climatique ou écologique) ; avec la menace d’une paupérisation violente des classes moyennes européennes.
Avec par-dessus tout cela les classes dirigeantes dont le seul programme est « mettons-nous-en au maximum plein les poches, gavons-nous le plus possible sur le dos de la bête avant qu’elle ne crève ; et après nous le déluge ».
Avec par-dessous une masse de la population parfaitement passive (il reste à peu près 5% de travailleurs syndiqués en France), et qui se sent complice, qui veut conserver ce qu’elle estime être les avantages du système actuel : consommation, restes provisoires de sécurité devant le chaos qui monte.
Tout le monde sait bien que les opposants ne sont pas les « 99 % contre les 1% d’exploiteurs » comme le proclamaient leurs devanciers d’« Occupy Wall Street ».
Dans un tel contexte, il est difficile d’aller au fond des problèmes et de la critique : de dire tout le mal qu’il y a à penser du monde dans lequel nous vivons ; d’entrer dans les détails, les interdépendances de chaque problème avec tous les autres. Mais il faut le faire.
Par où commencer, et comment intervenir dans le cours de ce mouvement pour dire ce qui fait mal, pour faire progresser en son sein un contenu offensif ?
Comment faire entendre les idées qui font peur aux gouvernements – et qui, pour l’instant, font aussi peur aux opposants et à l’ensemble de la population ?
Nous proposons une méthode, assez simple, au moins dans son principe :
Il faut cracher dans la soupe
Au point de départ de ce mouvement, il y a la « loi-travail ». Et bien, parlons-en du travail !
Pas seulement de son prix et des conditions dans lesquelles les travailleurs vont « vendre leur force de travail » (on sait bien que c’est la seule chose dont accepte de se préoccuper les syndicats).
Non, ce dont il s’agit de parler aujourd’hui – le tabou qu’il faut faire sauter – c’est du contenu du travail.
Que nous force-t-on à produire quand nous travaillons ? A quoi sommes-nous contraints de participer, que faisons-nous au monde (à la nature et à la société) quand nous travaillons ?
Mais aussi bien, qu’est-ce que le travail nous fait ? Comment il nous abîme, comment il nous détruit à petit feu ?
On sait bien à ce propos que plus le travail est précarisé, plus ce qu’impose le management aux travailleurs est violent et destructeur.
Ce mouvement s’est notamment caractérisé par des grèves dans les centrales atomiques et les usines de fabrication de sous-marins nucléaires.
Ce sont là les secteurs les plus nuisibles et dangereux de la société actuelle – et au premier chef pour les travailleurs eux-mêmes, premières victimes de la pollution radioactive ordinaire.
Mais si l’on y réfléchit cinq minutes, ce sont tous les secteurs de la production et du travail qui sont aujourd’hui, soit absurdes et inutiles (combien de personnes désormais ne sont même plus capables d’expliquer ce qu’elles font au travail ! ), soit franchement nuisibles.
Les raffineries par exemples n’entretiendraient-elles pas quelques rapports avec le « réchauffement climatique » qui fait verser à nos dirigeants des larmes de crocodiles (pour eux chaque nouvelle catastrophe est une nouvelle occasion de profit – « la croissance verte » – et un nouveau moyen de coercition – « l’ urgence écologique »).
Évidemment cela n’aurait pas du tout la même signification ni les mêmes conséquences sociales si c’étaient des travailleurs en grève, dans les usines concernées, qui dénonçaient la folie nucléaire, ou le bouleversement du climat produit par l’industrie, ou tant d’autres choses, plutôt que des « militants écologistes », parfaitement désarmés devant ces problèmes.
Nous parlons de ces usines-là, mais bien sûr ce sont tous les lieux de travail qui doivent être critiqués pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils deviennent, pour ce qu’ils font et ce qu’ils nous font.
On a vu enfin des enseignants en grève : mais que fait aujourd’hui l’Éducation Nationale aux enfants, à quoi les prépare-elle ? (ce n’est pas qu’une question de budget).
Et que font, que deviennent ceux qui travaillent dans le Secteur Social ou la Santé ?
N’y aurait-il pas beaucoup de choses à dire sur ce que deviennent tous ces secteurs du travail, sur la manière dont ils se transforment pour correspondre toujours davantage à une société de plus en plus mortifère et en guerre contre sa propre population ?
N’y aurait-il pas, par exemple, beaucoup à dire sur l’enseignement de l’ignorance assistée par ordinateur, sur le flicage des pauvres, ou la médecine industrielle ?
Et les travailleurs de la SNCF ou de la RATP n’auraient-ils pas des choses intéressantes à dire sur la « déportation quotidienne des travailleurs vers leur lieu d’exploitation », ou déjà sur l’ignominie que constitue l’existence des contrôleurs ?
Il est sans doute difficile d’imaginer que des travailleurs d’EDF etc. (ne fût-ce que quelques-uns) en viennent à dire publiquement des choses désagréables sur, par exemple, l’état actuel de la sûreté des centrales nucléaires, ou la gestion des doses pour les travailleurs.
Certainement, commencer de saboter le mensonge et le silence général sur de telles choses est difficile et dangereux : au moins autant que de balancer une canette vide sur un flic.
Les appareils syndicaux redeviendront instantanément des ennemis :
« on ne touche pas, même en parole, à l’outil de travail ! On ne crache pas dans la soupe ! A ce niveau-là, on est du même côté que le patron ».
Il faut bien sûr de l’argent pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches, et dans la situation actuelle, chacun se sent plus ou moins à la merci de son employeur. Tous les lieux de travail sont soumis à une menace plus ou moins explicite : si ça ne va pas, on fait fermer la boîte, on fait faire le boulot par d’autres, ou par des machines, ailleurs, moins cher.
Difficile dans ce contexte de passer à l’offensive, de casser le consensus, et de dénoncer les saloperies que l’on est contraint de faire et de subir au boulot.
Pourtant si de telles pratiques, offensives dans leur contenu, se développaient – comme c’est arrivé pour les assemblées et blocages ces derniers temps – il y a gros à parier que cela aurait un impact considérable. En voilà du rapport de force ! Avec sa hiérarchie immédiate au travail, comme avec les gouvernants aux affaires.
Nous avons oublié que les paroles justes dites au bon moment, appuyées par les actes adéquats, peuvent avoir un poids considérable. Nous ne croyons plus aux idées. Et nous avons tort.
Aussi difficile que cela soit, c’est la seule possibilité de sortir du cycle actuel : réforme – lutte défensive – défaite ; pour ouvrir enfin de nouvelles perspectives de conflits, de nouvelles perspectives sociales, pour avancer vers une issue hors de cette société condamnée.
Quelques amis de la Sociale, Juin 2016